Laudatio du Prix Jean Dumur 2018

Sophie Roselli

Sophie, tu es une référence pour nous tous, journalistes. Au moment où le métier devient de plus en plus difficile à exercer, où sévit le chaos informationnel, où les moyens deviennent plus rares, où le public se montre défiant à l’égard de la presse, où les fake news circulent à la vitesse de la lumière, tu donnes une direction et un sens à notre métier. Pas de grandes théories. Tu montres juste l’exemple, avec une modestie qui n’est pas forcément le propre de la profession.

Tu es une lumière, allez un phare dans la nuit,  au propre comme au figuré. Parce que le soir tard, celui qui passe à la rédaction de la Tribune de Genève n’a aucune peine à te trouver. Il suffit de suivre la petite lumière. Tu es là.  “Je vérifie encore juste un truc en vitesse”, t’excuses-tu. Tu t’excuses pour ne pas culpabiliser tes chefs et tes collègues qui eux ont pris leur soirée. Toi, tu es sur le pont. Toujours, sans relâche, week-end compris. Tu es notre CNN. Avec toi, l’information ne s’arrête jamais. Ta force de travail est hors norme, ta conscience professionnelle aussi. Et le résultat? Eh bien c’est ce que le journalisme produit de mieux aujourd’hui: de l’information pertinente, passionnante, interpellante, engagée, exclusive et béton. Elle remet en question les schémas, débusque les tares de nos institutions et réclame des comptes à nos gouvernants. “Chien de garde”, dit le petit dictionnaire du journalisme. Vilaine expression pour dire simplement que tu es prête à te battre afin de défendre l’intérêt public.

Tu sais poser des questions et tu obtiens des réponses. Tu cherches l’information et tu la trouves. Tu harcèles mais toujours avec les formes et surtout avec une bonne raison. Tu a fâché la moitié de la République mais la République toute entière te respecte. Tu as construit un réseau et une réputation d’excellence. Et tu obtiens de tes interlocuteurs ce qu’il y a de plus précieux: la confiance. Car avec la confiance vient l’info. Il y a beaucoup de talent dans ta façon de faire, mais aussi beaucoup de travail et surtout, je dirais, beaucoup d’humilité. C’est aussi ce qui fait de toi une reporter d’exception.

Je ne vais pas refaire ici la synthèse de tes papiers des douze derniers mois et encore moins des neuf ans où tu as oeuvré à la Tribune. La deuxième partie de 2017 et 2018 ont été encore plus incroyables et riches en révélations que les années précédentes. La suite de tes enquêtes autour des radicalisés qui t’avait valu le Swiss Press Awards en 2016, l’une des plus hautes distinctions du journalisme suisse, les  affaires de l’aéroport et de ses permis S, l’affaire Ramadan, l’affaire Emery-Torracinta puis l’affaire Maudet. Des histoires très différentes par nature mais toutes hautement délicates. Le genre d’affaires où l’erreur ne pardonne pas. 336 mentions d'articles en un an au compteur des archives SMD. Beaucoup de menaces, régulièrement la danse des avocats, mais pas un rectificatif dont je me souvienne et zéro plainte. Un rien hallucinant en vérité.

Dès qu’une nouvelle histoire émerge, tu es là. Tu es la première, tu la déniches, tu t’en empares et puis, surtout, tu ne la lâches plus. Tu maîtrises parfaitement les techniques. Mais tu as quelques autres qualités qui sont déterminantes dans le travail d’une grande enquêtrice ou d’un grand enquêteur; des qualités qui peuvent inspirer les nouvelles générations de journalistes. Peu importe que ces dernierss soient voués à noircir du papier, qu’ils alimentent le web, créent de la vidéo, des podcasts ou compilent des “data”. Les qualités dont je vais parler ont traversé les âges depuis Gutenberg. Elles sont intangibles, indémodables.

D’abord, tu es opiniâtre. Autrement dit, persévérante et tenace. A ne pas confondre avec acharnement ou obstination, surtout quand cette dernière devient aveugle. Tu sais attendre, chercher encore, puis attendre. Suivre toutes les pistes même celles qui coûtent cher à défricher. Tu oses aller à contre-courant, aller où les autres ne se rendent pas, avant de revenir à l’essentiel. Tu évites le journalisme de meute, si rassurant sur le terrain, pour suivre ton chemin. L’enquête est une itération où le flair, l’irrationnel, l’instinct ont leur part. Ce qui compte c’est de ne jamais perdre l’objectifs de vue, quels que soient les détours. Il faut savoir sprinter, suer, tout en se ménageant pour tenir la distance. C’est cela l’opiniâtreté.

Ensuite, tu doutes. Souvent. Pas de toi, mais des indices. Tu ne cultives pas le doute mortifère, le tien est constructif, il fait avancer. C’est une évidence, mais rappelons la: le doute est essentiel ou consubstantiel de la recherche. Vérifier, revérifier l’information, croiser les sources, valider. Puis publier. Il est tellement tentant de publier vite. Obtenir sa récompense, griller le concurrent, se décharger. Et se planter. Le doute implique qu’on travaille sans préjugés. Pas de clichés, pitié! Qu’on interroge les parties même quand on sait ou croit savoir ce qu’elles vont dire. Le plus dur ensuite est de s’affranchir du doute. D’être convaincu, après avoir entendu et confronté chacun, y compris l’ avocat du diable, que l’affaire tient, qu’elle est solide. Qu’il faut publier. Envoyer!

Quatrième valeur clé: l’indépendance. Elle est sacrée. Sophie a drainé beaucoup de pressions vers la Tribune. Mises en garde, menaces directes ou larvées en tous genres. A Genève, Sophie dérange. Ne faisons pas dans la litote: Sophie Roselli fait peur. C’est l’emmerdeuse en chef. Je ne souhaite à personne, quoique, de l’avoir sur le dos. En retour, la pression sur la presse constitue un bon signe. Cela signifie que les médias font leur travail. Que la démocratie est vivante. Le tout étant évidemment de résister à ces mêmes pressions. Il faut reconnaître ses erreurs, rectifier au besoin, mais résister aux pressions. Là, et là seulement, il faut se montrer totalement intransigeant. On dort mal sous pression. Mais si on y cède, on ne dort plus. Parce qu’on trahit ses sources et ses lecteurs. Sophie, tu as probablement le sommeil léger depuis pas mal de temps. Mais tu ne peux pas être insomniaque. Rester indépendant, c’est une obligation pour le journaliste qui se respecte et pour une rédaction qui veut être respectée.

Parlons de respect pour terminer. Vous avez peut-être l’impression que j’égrène les règles de bonne conduite destinés aux écoliers. Désolé. Mais si j’insiste sur le respect c’est parce qu’il assure de gagner la confiance durable des sources. C’est ainsi que l’on construit un réseau solide y compris parmi ses critiques. Il assure aussi la bienveillance et la collaboration de ses collègues. Une enquête est rarement une entreprise solitaire. Avant qu’elle ne devienne artificielle, l’intelligence est collective. L’enquête, notamment par les nouvelles techniques de recherche, est de plus en plus collaborative. La qualité de la relation à l’autre à l’intérieur comme à l’extérieur de la rédaction est cruciale. J’aimais beaucoup le micro-climat qui régnait en ce bout de 4e étage de la rue des Rois où s’active le pôle enquête que tu diriges. Une atmosphère stimulante, parfois survoltée, plein de mots drôles ou rugueux, beaucoup de complicité et toujours du respect.

Sophie Roselli offre un puissant et remarquable condensé des valeurs que je viens d’évoquer. La liste n’est de loin pas exhaustive. J’aurais pu, j’aurais dû par exemple parler de son courage. Il s’agit de l’une des valeurs mises en avant par le Prix Dumur. Courage de creuser inlassablement, courage de publier, courage de résister. En même temps, avouons que dans d’autres régions du globe,  le courage d’exercer ce métier a encore un autre sens.

Sophie Roselli quitte la profession. C’est évidemment une mauvaise nouvelle pour le journalisme. Mais elle a fait la preuve que le journalisme d’enquête, celui qui compte parce qu’il est civique et engagé, a un bel ’avenir. Et que tous ceux, et j’en connais, qui opposent le journalisme de qualité et le journalisme à succès commercial se ravisent. Car les articles de fonds livrés par une Sophie Roselli non seulement créent le débat mais ils font systématiquement les meilleures audiences, le plus de clics (quelle honte!) et les meilleures ventes en ligne (la honte encore). En d’autres termes, ce journalisme-là est essentiel pour  assurer la vitalité de la presse autant sur le plan éditorial que financier. Il appartient aux éditeurs et aux rédacteurs en chef d’assurer que les conditions du journalisme d’enquête exigeant en ressources augmentent ou au moins ne se détériorent pas. Leur responsabilité est lourde.

Rappelons aussi qu’en attendant nos amis les robots encore très immatures, le journalisme est une affaire de femmes et d’hommes, une affaire de talents et de professionnalisme. Il faut soigner ces talents, les motiver, les cajoler parfois. Les écouter, les entourer et les cadrer aussi dans une tâche périlleuse. Pas juste pour faire plaisir aux journalistes, bien sûr. Mais pour que le débat démocratique reste vif et vivant.

Jamais le besoin de journalisme professionnel ne fut plus criant qu’aujourd’hui. Et jamais il ne fut aussi décrié et menacé. Je reste optimiste. Car si la critique publique des bons vieux médias ne tarit pas, de plus en plus nombreux sont les citoyens écoeurés par le brouet servi sur les réseaux sociaux. En parallèle, l’idée qu’il faut payer pour l’information paraît de moins en moins exotique. Et voilà même que des études universitaires américaines constatent que la désertification médiatique dans certaines régions des Etats-Unis a conduit à une baisse de subventions des gouvernements de l’Etat central et, in fine, à une hausse des impôts. La presse est donc bel et bien l’affaire de tous.

Merci Sophie de ton exceptionnelle contribution. Je crains qu’il ne faille parler au passé: ce fut un bonheur de travailler avec toi. Quand je m’approchais de la petite lumière du fond du bocal comme on dit, je percevais la tension, je savais ton engagement, je sentais tes angoisses, petites et grandes. Mais surtout, je voyais un sourire qui, dans ton langage, disait que tu étais sur une bonne histoire. Et que tu ne lâcherai pas. Bravo!