Laudatio du Prix Jean Dumur 2012

Arnaud Robert

Laudatio d'Arnaud Robert, Prix Dumur 2012,

Par Thierry Meyer , Rédacteur en chef de 24 heures , 28 novembre 2012

Cher Arnaud,

C'est un immense plaisir de venir aujourd'hui, devant un parterre de professionnels, faire ton éloge. Cette distinction, que le jury du Prix Dumur te remet dans un élan unanime, salue trois valeurs cardinales qui font la noblesse de notre métier : la curiosité, le courage  et l'indépendance d'esprit. Ces valeurs que tu portes haut s'ajoutent à  une qualité qu'il faut savoir exploiter : le talent de comprendre, de transmettre et de raconter la réalité telle que tu la perçois. Et puis, tu es libre, et heureux de l'être. Nous y reviendrons.

Arnaud, tu es né le 30 décembre 1976, tu es un enfant de La Tour-de-Peilz, et tu as fait des études de lettres centrées sur !'Histoire de l'art, le français et surtout !'Histoire des religions - de l'islam, en particulier. Tu comptais alors te spécialiser dans ce domaine, une manière d'atavisme familial inculqué par tes parents, coopérants au Mali.

Mais une autre passion a bouleversé tes plans. A vrai dire, tu dois un peu ce prix Dumur à un ex-confrère qui, j'en suis certain, ignore l'importance de son rôle :  Laurent  Busslinger. Pour le compte de La Presse Riviera-Chablais, il t'a interviewé alors que,  adolescent,  tu jouais dans un groupe de rock. Et il t'a proposé d'écrire des critiques de  concerts.  C'est comme ça que tu as mis le pied à l'étrier du journalisme.

Ensuite, à 22 ans, études inachevées, tu as débarqué au Temps, un peu au culot. Tu le dis toi-même, à l'époque, tu étais « vachement radical »... et ton journal était prêt à te suivre : tu étais parti une semaine à New York réaliser un reportage sur le free jazz. Un distributeur de disques t'avait remercié : « grâce à votre article, on en a vendu sept »...

Tu as pour ce premier employeur une reconnaissance intacte. Il t'a permis très tôt de te lancer dans des reportages hors musique, pour lesquels tu n'as pas eu besoin de montrer ton pedigree, comme tu dis. Et on t'y a aidé à « cadrer » ta pratique journalistique, à la faire mûrir. Autre gratitude, à Cyril Dépraz et Véronique Marti, producteurs de la défunte émission « Un dromadaire sur l'épaule », qui t'ont permis de sillonner le monde et d'affûter ta pratique du reportage.

Car il faut dire qu'en 2002, à la suggestion de Nancy Ypsilantis, tu débutes à la radio - le média qui te faisait rêver enfant. Et là aussi, carte blanche, liberté totale, confiance, Gérard Suter te permet de monter 5 émissions d'une heure sur Fela Kuti... Puis ce sera Bob Marley en Jamaïque,  la Nouvelle-Orléans.

Un an plus tard, c'est le grand tournant : tu prépares un documentaire sur un prêtre haïtien vaudou chanteur et danseur que tu avais rencontré à New York. Sur l'île, c'est le tumulte pré-révolutionnaire.  Le documentaire  attendra.  Toi  qui  n'es,  de  ton  propre  aveu,  pas  un

« journaliste de news », tu travailles à comprendre ce qui se passe. De retour en Suisse, tu n'as qu'une envie : repartir en Haïti. Tu quittes ton job, tu lâches tout, sans savoir de quoi demain sera fait. Tu resteras trois mois sur place, et comme Aristide tombe, on t'appelle pour que tu racontes...Au fil des voyages, tu vas devenir, par la profondeur de ton approche, un spécialiste d'Haïti - comme tu l'es devenu à propos du Sahel.

Ton expérience comporte aussi la gestion d'un périodique de jazz, « So Jazz », et  la réalisation de plusieurs films. J'y ajoute une chronique au Nouvelliste - celui de Port-au­ Prince, pas celui de Sion - où tu travailles avec des journalistes du cru sur des enquêtes. Tu dis : « Un terrain ne chasse pas l'autre. Et j'aime plus que tout être lu dans le pays dont je parle. »

Haïti, le Mali, les musiques, les religions, l'écrit, le parlé, les films ... « Difficile de trouver un fil conducteur », dis-tu. Mais si, pourtant ! J'en vois trois.

D'abord, une grande liberté. Une liberté choisie et bien vécue. Tu as été soutenu par des médias qui t'ont fait confiance (en particulier Le Temps et la Radio romande, devenue la RTS ), mais tu as aussi su t'affranchir, tracer ta voie, suivre ta petite musique intérieure, et faire fructifier ton talent. Avec un esprit positif indécrottable, et une sacrée tronche, ce qui aide dans les négociations. Aujourd'hui, tu comptes de nombreux médias  parmi tes « clients » : Le Monde, la revue Architectures, le magazine Neon, La Reppublica, d'autres encore.

Deuxième fil rouge, la volonté de raconter au plus grand nombre des histoires trop souvent ignorées. Des histoires qui disent le monde. Un exemple : le reportage sur la statue géante que le président sénégalais Abdoulaye Wade se fait ériger, reportage qui permet de comprendre ce pays du point de vue du plus pauvre comme de celui du plus puissant, qui met en relation, comme tu dis, des voix qui ne s'entendent pas.

Troisième constance, sans doute la plus précieuse : la détestation du biais,  l'envie permanente de déconstruire les visions toutes faites. C'est ce qui te permet, en musique, de parler mieux que quiconque de Michael Jackson le musicien, au grand dam des puristes et autres maîtres du prêt-à-penser, ou de réaliser un extraordinaire reportage sur Christoph Blocher le collectionneur d'art, dans lequel tu exposes, mais tu ne juges pas. En Haïti avec ton complice, le photographe Paolo Woods, tu as fait scandale en réalisant un reportage pour le magazine du Monde sur les riches Haïtiens.

 

Tu dis : j'aime que mes articles soient lus autant par les personnes que l'on vise que par le public. Tu dis : je déteste le journalisme d'idéologie, et tu cites Haïti, où tu as eu quelques conflits avec des ONG, parce que tu avais organisé une émission où les intellectuels haïtiens  « flinguaient » les ONG. Tu dis, en guise de conclusion : « On ne fait pas de journalisme avec de la morale, mais avec de l'éthique ».

Décidément, Arnaud, le Prix Dumur te va bien.

Thierry Meyer , Rédacteur en chef de 24 Heures