Laudatio du Prix Jean Dumur 2016

Patrick Oberli et Christian Rappaz

Laudatio de Jean-Philippe Ceppi, prix Jean Dumur 2016

 

 

Cher Patrick, Cher Christian,

C'est donc à moi qu'incombe l'honneur de dire quelques mots sur les remarquables journalistes que vous êtes et sur vos parcours respectifs, qui ont convaincu le jury du Prix Dumur, de vous remettre son Prix 2016. J'aimerais d'ailleurs en préambule dire

à quel point cette année 2016 a été disputée, et à quel point la bataille fût rude pour cette attribution. Car d'autres hauts faits d'armes journalistiques  - je fais ici une infraction à la règle en levant le voile sur d'autres candidats au Prix, qu'on m'en excuse-, comme le remarquable travail d'enquête et de data journalisme  autour des Panama Papers, mené par nos confrères du Matin Dimanche, auraient pu être couronné. Mais il a fallu choisir. C'est dire si la qualité des candidats cette année relève encore votre mérite.

La tentation est grande bien sûr, puisque le Jury a décidé de partager le Prix cette année entre deux lauréat, de tenter le portrait croisé. A ma gauche, le Valaisan pétillant, au tempérament sanguin et facilement bagarreur. A ma droite, l'homme du pied du Jura, introverti et rêveur, les pensées perdues vers les rivages de la Tène. Pour avoir eu la chance de vous fréquenter les deux, je peux confirmer qu'il y a un peu de vrai dans tout cela. Chez Patrick une modestie quasi pathologique, qui se signale jusque dans l'exercice du CV qu'il m'a envoyé en me signalant bien combien l'exercice, celui de parler de lui, lui est pénible. Chez Christian, un épais dossier dont la lecture ferait facilement penser que de jour et de nuit, depuis 2002 précisément, il n'a eu de cesse que de traquer l'infortuné - pardon, le très fortuné - Sepp Blatter, patron de la FIFA, jusqu'à finalement lui faire rendre gorge.

Je m'arrêterai là pourtant dans l'exercice du portrait croisé, pour souligner plutôt votre unité, votre destin commun. A noter d'ailleurs que ce n'est pas la première fois que vous vous retrouvez, puisqu'en 2001, vous avez cosigné un livre sur le cycliste Pascal Richard. Unité donc dans la démarche, dans le courage, dans l'obstination. Car en effet, ce que le Jury du Dumur a souhaité couronner cette année, c'est votre engagement acharné et talentueux sur un terrain où peu de vos confrères

s'aventurent.  Il est vrai qu'on y risque sa place en tribune VIP, ses accès aux stars, et surtout les gros coups de colère de la nomenklatura du sport, dont les bonnes relations avec les éditeurs et diffuseurs sont l' alpha et l'omega d'une audience et de rentrées publicitaires bien senties. Nous y reviendrons dans le débat de tout à

l'heure. Vous deux, Patrick et Christian, avez choisi de labourer les terrains du sport à grands coups de révélations embarrassantes, d'enquêtes incisives, sans crainte des représailles. Car des représailles, il y en a et sachez-le, mesdames et messieurs, elles sont sans commune mesure dans leur violence avec ce que les confrères des rubriques économiques, politiques ou culturels peuvent connaître. J'ai vécu personnellement aux côté de Christian Rappaz, lors de l'aventure de Dimanche.ch, l'ire de Christian Constantin et la drôle d'expérience de recevoir un commandement de payer de 800'000 francs. Je sais qu'un interlocuteur de Patrick Oberli, dans son travail d'enquête sur les paris truqués du foot, a été retrouvé noyé

 

dans le Rhin en Allemagne. Et que Patrick lui-même a été menacé de mort, si je ne me trompe pas.

On ne rigole donc pas quand on fait de l'investigation dans le monde du sport. Trop peu reconnu, traité parfois avec condescendance  par les confrères, comme une sorte de sous-genre journalistique,  le journalisme sportif a ses champions, de la plume - on le savait - mais également de la recherche exigeante et à forte valeur ajoutée, capable de renverser les puissants, dénoncer les turpitudes et rectifier les injustices. Et ici en Suisse romande, nous pensons, Cher Patrick et Christian, que vous portez haut les couleurs de ce journalisme-là.

Alors comment y êtes-vous arrivés, à pratiquer ce drôle d'exercice, alors qu'il aurait été plus aisé pour vous de vous installer dans le commentaire sportif ronronnant ou la chronique indolore ? Tous deux, à cette question, vous répondez, « un peu par hasard ». Venu des sciences économiques, Patrick Oberli fréquentent les rubriques économiques du Journal de Genève et du Temps, et c'est le très atypique chef de la rubrique culturelle et ... sportive Laurent Wolf qui vous fait réaliser un rêve de gosse. Je saute des étapes, mais disons que depuis 4 ans, l'affaire s'emballe pour Oberli : il bondit à pied joint dans le monde obscur des paris truqués du football, à travers de remarquables enquête pour l'Hebdo, consacrée par un documentaire audacieux réalisé pour Temps Présent et Arte, en coproduction avec la société Point Prad. Puis il enquête sans relâche pour le Matin Dimanche, le Matin, et sa cellule Sport Center, devient une référence alors que les affaires FIFA, puis UEFA explosent. Il se risque également sur le terrain des nouveaux formats numériques, en réalisant un web­ documentaires sur les coulisses du foot business, avec David Dufresne. De Patrick, ses rédacteurs en chef retiennent sa minutie, son sens du détail, cette façon de se glisser dans l'obscurité des coulisses pour l'air de rien, y jeter la lumière. On retiendra aussi votre anxiété, vos angoisses mêmes, le tourment dans lequel ces enquêtes exigeantes vous plongent. Et toujours, l'absolue rigueur avec laquelle vous conduisez votre travail.

Christian Rappaz, fils d'un militaire de carrière et d'une kiosquaire - dont il a tenu la caisse -, tombe lui aussi un peu par hasard dans le journalisme,  lui qui fut d'abord, le saviez-vous, technicien en chimie pharmaceutique ! Les piges écrites pour la Semaine Sportive, pour le compte du maître Jacques Ducret, vont servir de marchepied vers feue la Suisse, puis le Nouvelliste d'André Luisier. Il y a, comme l'écrit élégamment Christian, d'utiles cassures dans le monde du journalisme,  qui sont autant de renaissances. Ce sera le cas avec le Nouvelliste, qui lui permet de tenter l'expérience de jeunes journaux,  morts trop tôt, comme lnfo Dimanche, puis Dimanche.ch. C'est dans ce dominical éphémère que Rappaz s'essaie vraiment à l'investigation, tenant à lui tout seul et à bout de bras, les pages sportives d'un

journal qui n'a pas tout de suite mesuré l'importance du sport le dimanche. Qu'importe ! Entre vociférations et éclats, puisant son énergie dans son tempérament de batteur de rock, Christian commence à se dessiner un destin qu'il ne lâchera plus. De 2002 à aujourd'hui, il découvre et écrit avant tout le monde ce qu'il faut savoir du système Blatter, de la FIFA, sa corruption, ses petits arrangements.  Le foot romand et ses millions fait aussi l'objet d'un remarquable

 

Temps Présent. Rappaz révèle, Rappaz pousse des coups de gueule, Rappaz avait raison. Après son passage à l'Hebdo, c'est à l'illustré qu'il explose, de talent et de pertinence. Chapeau au passage à ce journal, dont le fonds de commerce est aussi celui des stars du sport. Comme quoi, les deux genres ne sont pas incompatibles.

A titre personnel, j'ai quelques faits d'armes à retenir de mes deux confrères. De Patrick, j'ai le souvenir de son acharnement à retrouver - arrête-moi Patrick si je me trompe - un joueur de football sénégalais, ayant joué pour le FC Thoune, recruté désormais par un club du Viet Nam, et qui allait finir par livrer pour Temps Présent comment il est tombé dans les filets de truqueurs de paris de matches de foot. Un réseau hallucinant, générant des centaines de millions de francs, piloté depuis les bouges de Manille. Une enquête de référence, essentielle, et spectaculaire, diffusée dans toute l'Europe. Ils ne sont qu'une poignée, en Europe, à savoir faire cela et nous avons la chance d'avoir Patrick Oberli, ici dans ce petit coin de Suisse romande.

Une enquête de Christian Rappaz pour l'illustré m'a particulièrement  impressionnée, car j'ai eu l'occasion de m'y atteler également, en m'y cassant les dents. Christian a raconté comment le programme d'aide au développement de la FIFA, qui s'appelle GOAL, servait en fait à Blatter à arroser généreusement les représentants des petits pays, afin de se mettre au chaud leurs voix. Jusqu'à 5 millions offerts à de petits potentats des Caraïbes, destinés à de luxueux centres sportifs, qui n'ont jamais vu le jour. Implacable, spectaculaire, soutenue par les photos qui font mal et les

documents confidentiels de rigueur, l'enquête est écrite avec style, avec des mots qui cognent comme des baguettes sur un tambour. Surtout, l'enquête fait mal car elle est l'exposition irréfutable des abus qui feront tomber le système, casser le rêve. Mais à nous, qu'est-ce que cela fait du bien de lire ce journalisme-là  !

Alors voilà, cher Christian, cher Patrick. Vous voici arrivés au Panthéon des journalistes  romands - je blague - et cela me fait particulièrement plaisir, car je vous connais bien et je sais combien ce Prix vous fait plaisir. Il vous fait plaisir car il est la consécration d'une somme inouïe de sacrifices, d'engagement,  d'heures supplémentaires, d'une passion vécues jusqu'au fonds de vos tripes, malgré parfois, je le répète, une certaine condescendance de certains qui jusqu'à présent, avaient peut-être mal mesuré ce que la profession de journaliste vous doit. C'est maintenant chose faite, avec ce Prix Dumur 2016, qui est attribué donc, à Christian Rappaz de l'illustré et Patrick Oberli, du Matin Dimanche/ Le Matin. Bravo !!!