Laudatio du Prix Jean Dumur 2013

François Pilet et Frédéric Lelièvre

Cher François,

J'ai eu le privilège de travailler avec vous à Temps Présent et de produire un reportage en 201O que nous avions titré : « Secret bancaire, la mise à mort ». Je vous ai découvert en terra incognita, en milieu quasi hostile. C'était pour vous une expérience nouvelle, la télévision et sa lourdeur, les équipes techniques, l'exigence de l'image, la nécessité de faire rentrer l'information dans un scénario cinématographique. Nous n'avons jamais eu l'occasion, cher François, d'évoquer après coup cette expérience car vous et moi avons été aspirés par nos emplois du temps respectifs.

J'ai donc enfin l'occasion de relever ici les qualités que j'avais observées il y a trois ans, dont vous avez fait la démonstration constante, et qui vous valent ce prix aujourd'hui, avec votre collègue Frédéric Lelièvre : vous êtes têtu dans la recherche de l'information, concentré sur l'exactitude des faits, rigoureux dans la méthode, constant dans l'angle, attentif à la limpidité et à la clarté de la narration, dans une matière qui prête peu à la gaudriole. Ces qualités, je le sais, sont celles que tous ceux qui ont eu la chance de travailler avec vous reconnaissent, au-delà des titres où vous avez déployé votre jeune carrière, 24 Heures, Le Temps et aujourd'hui le Matin Dimanche.

D'autres choses m'ont frappé chez vous lors de ce trop court passage à la Télévision. Soit dit en passant à propos de télévision, si votre réserve naturelle vous incline à préférer l'intimité et la profondeur de l'écrit au grand carnaval télévisuel, vous y avez démontré que vous pouviez aussi crever l'écran sur le plateau du téléjournal. A la télévision donc, une de vos nombreuses qualités m' a particulièrement impressionné:  votre calme olympien en toutes circonstances, que cela soit à l'égard des autorités américaines qui vous font tourner en bourrique  pour  rendre visite à  l'ex-banquier Birkenfeld dans sa prison, ou à l'égard de votre réalisateur qui se fait un point d'honneur à vous faire patienter tandis qu'il refait ses plans des dizaines de fois. Quel gaspillage de temps pour le journaliste pressé, qui a accumulé tant de précieux matériel ! Dieu sait si je comprends ce que l'écrit peut offrir au journaliste de précision que vous êtes.

M'ont frappé également votre attention constante et votre curiosité pour l'image. Cela ne m'étonne qu'à moitié car je crois savoir que vous êtes passionné de photographie, en digne héritier du talent de votre maman Simone, trop tôt décédée. Puisqu'il s'agit de s'arrêter une seconde sur les questions  d'atavisme, impossible de ne pas noter aussi ce point commun, parmi tant d'autres, que vous partagez avec votre père Jacques, à qui vont toutes nos pensées : une vraie capacité d'indignation, qui nourrit vos sujets et votre ardeur à les mener à terme. Indignation flamboyante et tonitruante chez le père, maîtrisée et exploitée comme un combustible chez le fils. Ceux qui vous connaissent bien parlent d'ailleurs d'une énergie, presque une rage, à poursuivre obstinément les faits irréfutables qui vont servir votre recherche de la vérité. Et toujours ce calme apparent, apparent car en vous bouillonne la force de travail et l'excitation des grands journalistes d'enquête.

Cher François, pour moi qui travaille encore pour l'ancêtre d'Internet, il convient aussi de m'incliner devant la jeune génération de journalistes que vous représentez si bien et qui constitue une source d'inspiration et ma foi, oui, de joie. La joie de voir comment notre profession s'est rapidement appropriée les outils numériques et la culture globalisée du web pour faire encore gagner en plus-value notre service au public. Vos enquêtes sur l'UBS en sont un exemple. Je vous ai entendu lors d'une conférence raconter comment les nouvelles technologies avait fait avancer vos enquêtes, tout en rappelant que la confrontation  directe avec nos sources, l'entretien face à face avec nos interlocuteurs, constituait encore et toujours notre cœur de métier. Belle preuve de sagesse et de maturité. Reconnaître, en vous et en Frédéric, ceux qui portent l'héritage de cette profession au plus haut, selon des valeurs qui transcendent les générations et les crises de toutes sortes, c'est une des fonctions du Prix Dumur, que nous vous remettons aujourd'hui, avec grande fierté.

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Cher Frédéric,

Si je voulais faire un de ces raccourcis que les journalistes adorent, je dirais que ta présence en Suisse est liée à celle de Jean-Pierre Danthine. Avant de s'installer en Suisse, à l'Université de Lausanne, l'actuel vice-président de la Banque nationale suisse enseignait à Louvain. C'est là qu'étudiait une certaine Aude Pommeret, pour son post-doc en économie. Et quand on proposa à celle qui était déjà, depuis plusieurs années, ta compagne, un poste de prof assistant à HEC Lausanne, elle a accepté avec enthousiasme et tu l'as accompagnée, sans le moindre plan en tête. Vous n'êtes jamais plus repartis.

Tu es, Frédéric, un « enfant d'Erasmus », qui a étudié à Cork, en Irlande, puis à Sciences Po, à Paris. Tu es aussi un enfant de Rennes, et c'est dans le grand quotidien régional Ouest-France que tu as fait tes premiers pas en journalisme. Tu as ensuite travaillé pour un journal qui n'est pas internationalement connu, mais dont le titre est tout un programme : « Problèmes économiques ». C'est fort de cette expérience que tu t'es fait une place en Suisse romande. Au Temps, où tu frappais à la porte, on t'a confié les fonds de placement ; à PME Magazine, à Bancassurances, tu t'es occupé des conseils en prévoyance et en gestion institutionnelle ; au Temps à nouveau, le cahier emploi. Tu semblais avoir le bagage nécessaire pour t'occuper de toutes ces matières ardues. Tu l'as fait avec le doigté d'un horloger.

Mais c'est lorsque Jean-Claude Péclet a pris la direction de la rubrique économique du Temps que tout s'est accéléré : tu es devenu son adjoint, avant, lors de son départ, de lui succéder le plus naturellement du monde.

Car tout paraît naturel avec toi. C'est la marque du grand talent. Il y a une précision, une fluidité, une rigueur, mais aussi une accessibilité toutes remarquables dans le journalisme que tu proposes ; que ce soit lorsque tu prends la plume, lorsque tu diriges ton équipe, ou lorsque tu animes des débats. La vocation référentielle du Temps n'empêche pas de soigner le langage, d'éviter de s'enfoncer dans le jargon, de chercher le sujet qui sort de l'ordinaire, qui révèle un fait majeur.

Et c'est justement comme cela qu'est née l'aventure qui nous amène aujourd'hui à te récompenser du Prix Dumur, avec ton confrère et ami François Pilet. Vous vous êtes intéressés au trading à haute fréquence, un sujet peu abordé par la presse, compliqué, hermétique. Vous avez lancé une série d'articles, et l'idée d'un livre est née. Au cœur de votre démarche, vous aviez une certitude : il y avait derrière ces affaires d'ordinateurs ultrarapides et de finance virtuelle des histoires humaines à décortiquer, des stratégies à débusquer, des enjeux à éclairer.

Tu avais à Paris un bon contact chez Calmann-Lévy, tu avais envie de renouer avec davantage d'écriture, tu te demandais si tu pourrais produire un travail de longue haleine... Avec François, vous vous êtes réparti la tâche, vous avez usé vos congés, vos vacances et vos familles. Le résultat est à la hauteur de cet engagement : le jury récompense aujourd'hui deux journalistes qui ont conduit un projet ambitieux, dont le sujet paraît obscur, avec la conviction non seulement de révéler un phénomène de la finance mondiale au grand public, mais de pouvoir aussi en faire  un ouvrage passionnant, qui se lit comme un roman. Vous avez aussi poursuivi votre projet au-delà de carrières qui ont divergé, il faut le souligner. Et vous prouvez que la rigueur et la précision dans une matière aussi ardue que l'économie peut se décliner avec du nerf, du style et  de l'audace. C'est une performance à la hauteur de ce que signifie ce prix. Il faut du courage, dans la jungle des communiquants, dans l'adversité d'une profession soumise aux aléas d'une révolution permanente, qui induit une pression permanente sur les journalistes, pour s'attaquer à la rudesse des pouvoirs économiques, avec finesse et intelligence.

J'ajouterai que ces qualités s'appliquent aussi à ce qui est invisible, et qui est particulièrement développé chez toi : le sens de l'impulsion, de la pertinence, de ce qui fait un bon sujet, la capacité de motivation de ses troupes, et celle, si difficile, à tenir un cap, à conserver en toutes circonstances une cohérence professionnelle, à imposer sa marque sans qu'on s'en aperçoive. Il est bon que le Prix Dumur sache aussi reconnaître cette part essentielle de notre profession.