Laudatio du Prix Jean Dumur 2011

Gaëtan Vannay

Laudatio à l'occasion de la remise du Prix Dumur 2011 à Gaëtan Vannay, chef de la rubrique internationale de la rédaction radio de la RTS

Cher Gaëtan, le prix Dumur étant a u journalisme romand ce que la légion d'honneur est au mérite républicain, vous m'autoriserez le vouvoiement qu'exige la solennité d'une telle occasion.

Le vouvoiement étant aussi une distance, il tombe à pic vous concernant, car la notion de distance peut s'appliquer aussi bien à votre tempérament qu'à votre ta lent, aujourd'hui récompensé pour s'être particulièrement illustré en cette année de révolutions arabes.

La distance, c'est d'abord celle que vous avez mise entre votre Valais natal et le lieu de vos études, puis de votre profession. Mais à la différence de tant de vos compatriotes, vous avez préféré étudier à Neuchâtel plutôt qu'à Lausanne ou à Genève, pour mettre des kilomètres supplémentaires d'avec votre diaspora, et ne pas revenir en sa compagnie dans les trains bondés du vendredi soir.

La distance, c'est ensuite l'envie que vous avez eue de grands voyages dès vos années d'études, ce goût du large qui a précédé chez vous le désir et même l'idée du journalisme, tout valant mieux que la Suisse, ce pays qui, dites-vous, n'a pas d'histoire.

La distance, c'est aussi la discipline d'acier avec laquelle vous avez construit votre parcours, en fuyant tout ce qui peut ressembler à une facilité. Ainsi, pour votre première immersion dans la langue russe, vous choisissez d'habiter trois semaines dans la banlieue nord de Moscou, un quartier populaire où les Russes eux-mêmes vous déconseillent de mettre le pied. Par la suite, pour le séjour de deux années que vous consacrez à l'approfondissement de votre passion, vous n'allez pas à Petersbourg ou à Moscou, mais au Technicum d'Ekaterinburg, dans l'Oural, ville interdite d'accès jusqu'en 1990 , plus connue pour avoir abrité les grands complexes militaro­ industriels soviétiques que des trésors culturels ou une vie nocturne déjantée.

Mais vous aviez deux mobiles également inflexibles pour expliquer votre décision: la volonté d'être contraint de ne parler que le russe - partageant le foyer universitaire avec des Mongols, votre objectif a été pleinement atteint- et l'envie de vivre dans un univers encore proche de ce que fut le régime soviétique.

La Russie est votre passion, peut-être parce qu'elle est le parfait complément, sinon l'antithèse, d'une Suisse si petite, si douillette, où le seul risque qu'on court est celui d'être mouillé par la pluie, selon votre propre expression. Alors que la Russie, c'est l'intensité qui déborde de partout. « Pas une famille qui n'ait une histoire hallucinante », dites-vous pour évoquer le bonheur que vous avez vécu à Ekaterinburg.

C'est aussi le tota litarisme, phénomène qui vous fascine et dont vous cherchez à percer les ressorts quotidiens : comment et pourquoi des hommes acceptent-ils de se soumettre, quelle vie parviennent-ils à construire malgré la contrainte, par quels réseaux, quels compromis et quels secrets tiennent-ils le coup? Si plus tard vous n'aviez pas eu le poste de correspondant de la Radio suisse romande à Moscou, vous étiez résolu à tenter votre chance en Corée du Nord...

Il y a ainsi beaucoup d'exemples de ce jansénisme dans votre parcours professionnel, qui vous a mené de la radio locale neuchâteloise RTN, où jeune stagiaire vous parvenez déjà à commettre un reportage en Irlande du Nord, à la RSR, où vous commencez  aux  informations  de  Couleur  3. Vous  partez  ensuite  à Londres puis à Moscou, vous revenez à la centra le en rubrique économique, et depuis deux ans vous dirigez la rubrique internationale.

Mais les postes ont moins compté pour vous que la possibilité qu'ils vous ont donné d'étancher votre soif d'ailleurs  et  de  mouvement. Vous avez connu toutes sortes de terrains et de dangers, passé une nuit sans sommeil chez un fermier blanc, au Zimbabwe, alors que des Noirs le menaçaient par des chants de mort pour le chasser de sa propriété ; vous avez connu les prisons ivoiriennes et les  lignes de front de la guerre en Georgie ; on vous a vu trois fois en Tchétchénie, où votre fixeur a reçu une balle dans la tête...

Pour autant, vous n'avez rien du baroudeur de guerre, qui exhibe ses reportages comme des trophées. L'adrénaline du danger ne vous excite pas particulièrement et vous détestez les grands reporters qui se mettent en scène sous le feu des snipers à l'heure du journal. Impérative, en revanche, vous paraît la nécessité de témoigner, en particulier là où personne ne va. Et vous l'avez fait par deux fois cette année d'une manière éclatante.

Ce fut d'abord, à la fin de l'hiver, votre séjour de six semaines en Libye, à Zentane, à 150 kilomètres au sud de Tripoli, l'une des premières localités du soulèvement  avec Benghazi, où l'armée de Khadafi tentait de reprendre pied. Vous y avez été pour ainsi dire emprisonné, l'encerclement par les troupes loyalistes vous empêchant d'en ressortir. Mais ce séjour prolongé vous a permis de vous plonger comme peu de nos confrères dans cette insurrection, au milieu des fermiers, des ingénieurs et des guides touristiques courant à mains nues sur les chars.

La notoriété de ces reportages, relayés par de nombreux médias internationaux et en particulier sur Al Jazeera, vous a fait entrer en contact avec les personnes qui ont favorisé votre seconde entreprise clandestine : votre passage à travers le verrou syrien dans la ville de Hama, à l'Ouest du pays, pour une dizaine de jours à la fin du mois de juillet.

Il a fallu plus de trois mois de préparatifs pour que ce séjour à très haut risque se réalise. Une durée nécessaire à ce que la confiance s'installe entre tous les maillons d'une longue chaîne, nécessaire à l'examen de chacun des obstacles, une période au cours de laquelle il s'agissait d'être constamment prêt a u départ, quitte à interrompre des vacances ou un a utre reportage...

De l'aéroport de Cointrin à Hama, il aura fallu plus de trente contacts et relais successifs, signalés par appel de phare ou geste de la main au milieu d'une foule, en un itinéraire digne d'un roman d'espionnage. Votre expérience et une formation aux comportements en zone à risques, que vous aviez reçue d'un béret vert, n'ont pas été de trop pour déjouer l'omnisurveillance des forces de sécurité formées, elles, par la Stasi, dans une ville coupée du monde et bouclée par l'armée. Vous n'y avez pas connu une minute de répit et il y a trois semaines, l'un de ceux qui vous a hébergé vous a accusé dans les médias officiels d'avoir déformé les réalités. Des aveux de toute évidence contraints,  on n'ose imaginer de quelle manière, et qui disent avec une triste éloquence les risques auxquels se sont exposés ceux qui vous ont aidé

Ce reportage à Hama a fait le tour du monde, d'Al Jazeera à la BBC, d'ARD au Guardian, car vous avez été, cher Gaëtan, le seul journaliste à demeurer ainsi dans le pays pendant une aussi longue période.

Cela vous a permis de vérifier jour après jour les réalités de la contestation et du dispositif de répression, et de démonter par l'accumulation des faits les mensonges de la propagande officielle.

Aujourd'hui encore, des médias sollicitent votre témoignage de toutes parts.

Cher Gaëtan, le prix Dumur récompense le courage, mais aussi l'indépendance  d'esprit et le ta lent.

Pour le courage, l'essentiel a été dit.

 

L'indépendance d'esprit n'est pourta nt pas moins digne d'éloge. Elle va de pair avec votre distance critique, par laquelle j'avais commencé, distance analytique aussi, par quoi votre travail se singularise. Economie des mots, absence de tout lyrisme, refus de l'embellissement qui risquerait de tra hir la signification des faits bruts patiemment rassemblés : vos papiers, cher Gaëtan, se déma rquent par une sobriété presque lapidaire. Ils ressemblent à votre voix au timbre d'ardoise. Tracés à la pointe sèche, ils manifestent votre volonté de n'être dupe de rien.

Cela est précieux car malgré les discours qui nous disent que l'information aujourd'hui est un bien libre et gratuit, disponible partout et sur tous les supports, ce journalisme-là ne tombe pas des arbres. Il n'a pas suivi l'explosion des modes de communication, qui semble démultiplier à l'infini des informations en réalité souvent répliquées jusqu'à la nausée.

Au contraire.

 

Car c'est un journalisme de l'attente et de l'immersion, un journalisme qui coûte cher et qui rapporte peu. Mais c'est ce journalisme-là, et lui seul, qui fait rempart contre les approximations et les risques de manipulation des images anonymes captées par téléphone portable et déversées par Internet.

C'est aussi cela que le jury du Prix Dumur entend rappeler à travers vous  et  votre  magnifique  travail.  Et  il  importe  que  même  notre région, avec sa population de grande bourgade chinoise, conserve la capacité de produire son propre regard sur le monde. Une belle tradition romande du grand reportage et de l'ouverture au monde est ainsi perpétuée, par vous. Au nom des insurgés de Zentane et de Hama, au nom de ceux qui demain, ailleurs, mettront la vie en mouvement et que vous irez suivre avec votre intrépidité coutumière, nous vous en félicitons et nous vous en remercions.

Jean-Jacques Roth, 8 novembre 2011