Laudatio du Prix Jean Dumur 2010

Ludovic Rocchi

Cher Ludovic,

J'userai du « vous » pour cette occasion un peu solennelle, mais rassure-toi, j'abuserai  du tutoiement lors des libations de la St-Martin que nous partagerons ensemble ce week-end avec quelques amis journalistes.  Peut-être d'ailleurs repartiras-tu du Café de la Poste à Glovelier avec quelques nouveaux tuyaux et belles histoires à lire plus tard dans ton journal.

Car chez vous Ludovic, la fréquentation des cafés n'est pas qu'un divertissement mérité dans une longue journée de labeur. Aux méthodes austères des écoles de journalisme d'investigation, vous opposez la vôtre, l'approche Rocchi, la recette des bonnes histoires : la tournée générale.

La fréquentation des bistrots comme pierre angulaire du bon journaliste  de terrain, vous l'avez testée rapidement dans votre carrière. Lorsqu'alors stagiaire au regretté quotidien « La Suisse », il s'agissait de convaincre Jean-Claude Nicole que les affaires de La Chaux-de­ Fonds méritaient que l'on bouscule quelques genevoiseries. Du haut de vos Montagnes, vous apprenez alors comment faire passer la vue des Alpes à un fait divers venu du Locle. En bref, dénicher des affaires locales à résonnance romande, voire helvétique.

Puis c'est le Nouveau Quotidien, où vous apprenez le difficile exercice de l'écriture magazine, spécialement entre 23 heures 50 et 23 heures 55 lorsque le soussigné est d'édition. Cela ne vous réussira pas trop mal puisque Jacques Pilet vous fera faire le grand saut, l 'Aventure avec un grand A, comme Arc : ça y est, vous quittez l'Arc Jurassien pour l'Arc Lémanique. Rubrique nationale, puis fusion avec Le Temps, qui, craignant sans doute vos talents de redoutable négociateur syndical à la tête de la société des rédacteurs, vous offre le voyage de Berne, sa Coupole, son Palais.

Là encore, la méthode Rocchi, que nous envient outre-Sarine nos collègues de la NZZ et du Bund, fait son effet. Elle remplit également les poches de Edy, le grand cafetier de la Place fédérale, qui pleure encore votre retour à Lausanne. Mais il serait injuste bien sûr de réduire votre talent à cette capacité que vous avez d'improviser un stamm partout dans le monde  :  c'est bien sûr de chaleur humaine dont il s'agit ici : d'écoute curieuse, de strict respect de la confidentialité et d'une exceptionnelle capacité à vous glisser dans l'intimité de vos sources, d'en devenir le confesseur naturel. En particulier, il faut bien le relever cher Ludovic, quand la cible est féminine.

C'est donc fort de cette réputation que vous entrez dans la maison du Matin, celle du Dimanche, pour qui vous ouvrez le premier bureau au Palais, il y a presque dix ans déjà. J'ai le souvenir de très belles histoires : ces employés espionnés chez Orange, ces ristournes pas très claires sur les médicaments, ou l'espionnage sur internet.  Il y a deux ans, vous décidez de vous ressourcez et de céder aux appels d'Ariane Dayer qui a repris le Petit Vitaminé Orange.

Et c'est très naturellement que la méthode Rocchi, une fois encore, explose à pleine page.  C'est l'affaire Hainard, que l'on évoquera lors du débat qui va suivre. Une affaire, je crois savoir, entendue elle aussi dans un troquet de la Chaux-de-Fonds, dont on taira le nom. Vous y faites la preuve de votre ténacité, de votre indépendance, d'une belle élégance d'écriture, toutes qualités auxquelles est attaché le Prix Dumur. L'affaire, comme seule vraie investigation en journalisme,  a un impact bien au-delà du Canton. Fidèle à votre parcours de journaliste, vous portez à la connaissance de vos lecteurs une affaire locale qui va régaler la Suisse romande, à l'exception il est vrai du Château de Neuchâtel. Il est vrai aussi que vous évoluez alors dans un journal qui a gagné - c'est une audacieuse opinion personnelle -, de nouveaux galons de quotidien populaire et qui se distingue par sa recherche de l'information inédite et originale d'intérêt public  : l'affaire Skander Vogt, par exemple. Et on se surprend à quelques audacieuses comparaisons avec la regrettée Tribune de Lausanne qui l'a précédé.

Alors voilà, Cher Ludovic, surtout ne changez rien à votre méthode. Elle démontre que le fondement de notre métier, à l'heure des « newsrooms » qui rêvent d'ouvriers de l'information, reste encore et toujours l'humanité, l'empathie, les confidences autour des volutes de fumée et de cadavres de bouteille. C'est cela qui ramène les plus belles histoires, celles qui font honneur à notre fonction d'agitateur public éclairé, et pour laquelle vous recevez aujourd'hui le Prix Dumur 2010.

Jean-Philippe Ceppi

Producteur de « Temps Présent », Télévision suisse