Laudatio du Prix Jean Dumur 2006

La rédaction de L'Hebdo

Laudatio à l'occasion de la remise du 19e Prix Jean Dumur à la rédaction de L'Hebdo pour le Bondy Blog
Chère rédaction de L'Hebdo,
Le privilège qui m1est donné de saluer votre travail et votre succès, puisque vous voici lauréats du Prix Dumur, me réjouit tout paiticulièrement. Non seulement parce que j'ai été des vôtres pendant une courte période, qui m'a néanmoins suffi pour mesurer les angoisses et les bonheurs du métier si singulier qu'est le journalisme d'hebdomadaire, mais surtout parce que vous avez, avec le Bondy Blog, tout simplement cassé la baraque, si vous me passez l'expression.
Je vais laisser à Alain Jeannet le soin de rappeler l'incroyable écho qu'a eu votre initiative à travers le monde.
Pour ma part, j'aimerais  souligner son caractère novateur, pertinent et, si vous me le permettez,  ambigu.
Je commence par la nouveauté .
Lorsque les banlieues françaises ont pris feu, l'automne denier, chaque journaliste  a fait son métier, son petit métier, comme l'aurait dit Ramuz: les rédactions de France et du monde entier ont envoyé leurs journalistes, parfois leurs meilleurs, pour rendre compte de ces trois semaines d'émeutes et si possible en comprendre les ressorts et les origines.
Ces observateurs ont vécu à Bondy ce trouble symptomatique de renvoyé spécial : la_ découverte d'une réalité complexe, en partie inaccessible faute des contacts, faute des codes, d'un vécu et  d'une culture partagés. Comme le souligne l'un des initiateurs de votre projet, Serge Michel, dans l'introduction du livre que vous avez édité au Seuil,  les banlieues étaient pour les journalistes  français des territoires « aussi lointains de Paris intramuros que les colonies l'étaient de la métropole ».
Devant ces violences si proches, si soudaines, si clairement importantes pour nous tous, mais si indéchiffrables en même temps, et pressés comme le sont les rédactions d'hebdo de trouver des angles plus aigus, des solutions plus originales que les autres médias, vous avez donc décidé de renverser la perspective.
Et de renverser la perspective à tous points de vue.
Plutôt qu'une stratégie d'envoyé spécial vite débarqué et vite reparti, vous avez donc pris racine pour échapper à l'éphémère de l'événement et aux facilités de son spectacle. Plutôt que la description des voitures brûlées et les déclarations de Nicolas Sarkozy, vous vous êtes donné le temps de l'immersion, de l'écoute, de la découverte des réalités concrètes et quotidiennes, sachant qu'une bonne anamnèse ne s'mTête pas à l'examen clinique des symptomes: il s1agit aussi d'entendre la parole du malade.
Un peu par hasard, vous avez choisi Bondy et ses 55 000 habitants, dans le nord-est  parisien, au coeur du département de la Seine-Saint-Denis, ce 93 qui était lui-même l'un des épicentres de l'explosion. Vous y avez cherché, et trouvé non sans peine, un local d'accueil, qui  ne fut pas une tour d'observation mais un rez-de-chaussée, dans la Cité'Blanqui, choix emblématique pour qui veut être de plain-pied dans la vie des cités.
Et puis, plutôt qu'un seul journaliste, vous avez décidé d'en détacher une succession, dédoublant ainsi le prisme de l'expérience: à la variété des situations et des personnalités qui composent le puzzle de la société bondynoise, vous avez apposé la variété de vos points de vues, de vos sensibilités, de vos compétences personnelles et professionnelles.
Le Bondy Blog n'est ainsi pas une expérience anonymement collective, mais une collection d'expériences individuelles et signées. J'aimerais donc citer ceux qui ont bivouaqué à la Cité Blanqui et qui y ont écrit, en trois mois, 270 articles, suscitant 1300 commentaires de lecteurs, sachant que leurs collègues, à Lausanne redoublaient d'activité pour leur permettre de travailler dans les meilleures conditions : Serge Michel, Sabine Pirolt, Roland Rossier, Blaise Hofmann, Pierre Nebel, Paul Ackermann, Alain Rebetez, Michel Audétat, Michel Beuret, Sonia Arnal, Pierre-André Stauffer, Antoine Menusier, Titus Plattner et Alain Jeannet.
Enfin, toujours selon le principe de renversement de perspective que je viens d'évoquer, vous n'avez pas eu pour but de livrer des articles hebdomadaires qui sont, par leur recul, leur recours à l'expertise savante et leur capacité de synthèse, votre langue maternelle - et peut­ être, pour quelque temps du moins, votre raison d'être. Non : vous avez visé le contraire :le spot immédiat, le tête-à-tête, l'anecdote révélatrice, et l'implication personnelle dans le récit.
Je ne parle même pas du médium, puisque l'Internet est à un hebdomadaire ce que le hip­ hop est au Lac des Cygnes.
Voilà donc la nouveauté que vous avez proposée. Un nouveau journalisme salué, excusez du peu, jusque dans le New York Times.
Mais cette nouveauté est-elle pertinente? Parce qu'après tout, cet effort aurait pu rencontrer l'indifférence polie de quelques lecteurs de la blogosphère et s'essouffler de lui-même, rejoignant le cimetière très peuplé des fausses bonnes idées journalistiques. -
Eh bien non. Le Bondy Blog a rapidement fait du bruit parce que quelque chose d'utile, quelque chose d'indispensable même, s'y est dit. On a lu sur le Bondy Blog des réalités de la cité qu•on n'avait pas lues ailleurs, ou en tout cas pas comme cela, dans ce rythme du feuilleton et de la rencontre qui est celui de la vie-même, avec ses cahots et ses jaillissements, avec ses surprises et ses dérives. On a vu naître un lien insoupçonné entre vous, journalistes, et les Bondynois, un lien fait de méfiances et parfois de violences, mais aussi d'échanges euphorisants, d'intimités bouleversantes. Je crois d'ailleurs qu'aucun de  vous n'en est revenu indemne.
Outre cette proximité, il y a cet autre lien que permet le blog: celui  du dialogue critique avec les lecteurs. C'est peu de dire qu'ils ne se sont pas privés d'intervenir et parfois de vous remettre durement en question.  Mais telle est la puissance du blog : car ces commentaires, ces remises à l'ordre, ces témoignages ou ces opinions sont au moins aussi instructifs des réalités de la cité que votre travail de professionnels.
Cela dit, faire entendre et se croiser des paroles libres et singulières, est-ce assez? Est-ce que cela constitue un produit joumalistiquement  fondé, c'est-à-dire basé sur des informations, construit, organisé, hiérarchisé de manière à transmettre un message cohérent pour le récepteur, utile à sa compréhension des réalités?
La réponse à cette question relève davantage du débat qui va suivre que de cet hommage. Elle est toutefois décisive car si ces trois mois de travail n'avaient donné qli'u:ne abondance
 

 


de fragments éparpillés, que ne relie aucune intelligence du lieu et de ses habitants, à quoi bon?
Ce qui est certain, c'est que le Bondy Blog a  donné voix à des voix qui n'en ont pas. Le
reportage rejoint ici la mission citoyenne, selon l'expression désormais consacrée. Comme le dit Annick Cramberg, enseignante à l'école Rostand de Bondy en parlant des émeutiers:
« S'ils avaient les mots, les voitures n'auraient pas brfilé ».Or donc, sans le Bondy Blog, qui
aurait rapporté l'extraordinaire conversation entre Mauna, Adela, Amina et Fatima sur le mariage et la virginité, si magnifiquement entendu et retranscrit par Sonia Alnal? Qui aurait fixé le dialogue en langue 9.3 entre Kamel et Mustapha dans une cage d'escalier, dont
Michel Beuret nous livre le lexique pour traduction simultanée ? Qui aurait donné à saisir, sans l'exégèse d'aucun assistant social, d'aucun sociologue, d'aucun urbaniste, d'aucun politicien, d'aucun anthropologue, l'extraordinaire tension sociale, constante, diffuse, épuisante, qui traverse cette communauté ? Et qui en aurait présenté ces habitants si souvent fiers et combattants, acharnés à y faire gagner la vie en commun?
Le Bondy Blog a aussi fabriqué ce que Serge Michel désigne comme la dimension wiki de l'expérience, c'est-à-dire que la réalité transmise par le Bondy Blog est moins celle des
(    \    journalistes que celle des habitants de la Cité.
Voilà donc, aussi, l'ambiguïté. Serge Michel pose dans le livre une question centrale : à qui s'adresse le Bondy Blog? Aux Bondynoises et aux Bondynois, mais alors pourquoi par des Suisses? Aux lecteurs de L'Hebdo, mais ont-ils, mois après mois, le désir d'être plongés  dans des réalités si éloignées des leurs? Aux Français? Au monde infini des internautes? Le blog est un drôle d'animal qui ressemble à une bouteille à la mer, à la différence près qu'il y a aujourd'hui tellement de bouteilles qu'on ne voit plus la mer. Cette question, donc: le formidable succès d'estime du Bondy Blog a-t-il provoqué un reél succès d'audience?
Il y a probablement du oui et du non dans la réponse, parce qu'il y a au fond deux fonctions dans le Bondy Blog: celle, ouverte à tous les vents, du grand reportage en pièces détachées; et celle, dédiée à une communauté citoyenne, d'une plate-forme d'échanges et de contacts. En ce sens, le Bondy Blog est bel et bien exemplaire d'un nouveau mode de communication, avec ses promesses mais aussi ses limites. Car peut-on attendre d'une telle expérience  qu'elle fédère durablement une communauté plus large que celle de ses propres acteurs ?
L'agora ne finit-elle pas, fatalement, par tuer la vocation journalistique  ?
,        J'en finirai avec un étonnement. Au fond, chers Lévi-Strauss des banlieues, chers Tintins du 9.3, en arpentant le trottoir et les cages d'escalier du quartier Blanqui, les matches du Racing Club, la sortie des classes du Lycée Léo Lagrange et le bar des Aimes de la ville, qu'avez­ vous fait d'autre qu'un long travail de journalisme local? Est-ce bien du nouveau  journalisme,  ou de l'ancien magnifiquement repeint aux couleurs de l'électronique, permettant aux lecteurs de faire savoir en direct leur réaction ? Mon étonnement, donc: conunent se fait-il que vous, amis de L'Hebdo, habitués à la haute gastronomie du journalisme,  réputés pour la dissertation savante et l'enquête approfondie, comment se fait­ il que vous ayez vécu un tel sentiment de jouissance  et de liberté -je cite votre rédacteur en
chef - en retrouvant le B A BA du métier, alors que vous vous pinceriez sans doute le nez si l'on vous proposait d'entrer dans la rubrique locale d'un quotidien romand? Et à nous tous, cette question : pourquoi ce même journalisme  local est-il considéré, dans notre corporation, comme au mieux la salle d'attente, au pire le purgatoire de la carrière ?
Eh bien, ce journalisme local, vous l'avez réhabilité d'une éclatante manière et je vous en dis merci car vous avez eu le talent de le faire avec hunùlité, qui est, comme l'écrivait Marcel Aymé, « l'antichambre de toutes les perfections ».    , ,
Ou autrement dit par un intervenant: « Bravo les Suisses, ce n'est pas la presse paiisienne
 
qui ferait ça ».
Nous voilà aujourd'hui à bientôt un an de la crise et de vos premiers pas bondynois. Mais l'aventure s'est poursuivie après votre départ, en février, grâce à Mohamed Hamidi, ici présent, et qu'il convient d'associer au Prix qui vous échoit. Mohamed Hamidi a repris le flambeau et anime une équipe de 8 blogueurs bondynois, qui ont bénéficié d'une formation accélérée ici-même. Le  Bondy Blog a changé de look, le dialogue continue d'y être vivant et le réseau des intervenants très engagé.
Il est maintenant question de lui donner un nouvel horizon, mais je vais laisser Alain Jeannet vous en dire davantage.
Qu'il me soit simplement permis, pour conclure, de citer cette phrase d'une intervenant du Blog qui signe Whisky. Elle en dit plus que tous les discours. C'est à un moment critique de l'expérience, fin janvier, lorsque Pien-e-André Stauffer va avoir un accident très grave dont il sera sauvé de justesse. Il y a un flottement sur le blog, quelques jours de silence non expliqué aux internautes. Et alors ce message: « Y'a quelqu'uuuuun? Reveneeeeeez! »


Jean-Jacques Roth 27 septembre 2006s