Laudatio du Prix Jean Dumur 2000

Béatrice Guelpa

Bonjour mesdames et messieurs,
Béatrice Guelpa dit souvent qu'elle a beaucoup de chance, mais ce n'est pourtant pas à la chance qu'elle doit de recevoir en ce vendredi le numéro 13 - le treizième Prix Jean Dumur.
Car ce prix - à ma connaissance le seul décerné en Suisse par des journalistes à des journalistes pour promouvoir dans le métier l'indépendance, la rigueur, l'éthique et le courage - car ce prix n'est de toute évidence pas tiré d'un cornet-surprise ; il est attribué après une discussion, parfois âpre, des qualités des candidats proposés par chaque membre de !'Association Jean Dumur.
Je vous rappelle que ce grand reporter, éditorialiste, patron de presse et de TV, et aussi écrivain et moraliste, a formé et inspiré une génération de journalistes en Suisse romande. Il les a marqués au point qu'à sa mort en 1986 quelques-uns d'entre eux ont formé !'Association des Amis de Jean Dumur, en se donnant pour but de commémorer sa mémoire d'une manière active, à son image. J'ai le plaisir de saluer la fille et le fils de Jean Dumur, qui suivent notre activité avec sympathie.
Cette année, cette association a choisi d'honorer et de soutenir le travail d'une jour­ naliste de terrain. Une journaliste qui ne craint pas de s'aventurer dans des zones dangereuses pour ramener des témoignages de première main. Une journaliste qui privilégie l'expérience vécue et individuelle, qui se refuse à l'analyse en chambre tant qu'elle n'a pas tâté par elle-même de la réalité.
Cela, c'est ce que nous constatons puisque nous la lisons. Mais, pour en savoir plus afin de vous la présenter aujourd'hui, j'ai dû me livrer à un exercice éprouvant - éprouvant pour elle! Interviewer Béatrice Guelpa non pas sur le Kosovo, le Kurdis­ tan, la Russie ou la Chine, mais sur elle-même.
Or il se trouve que Béa n'aime pas parler d'elle-même, surtout pas pour alimenter ce que les jurys appellent une laudatio. Elle déteste les éloges. Son leit-motiv, je vous l'ai dit, c'est « j'ai eu beaucoup de chance. »
Voyons donc le parcours qu'au petit bonheur la chance lui a dessiné : la jeune Fran­ co-suisse choisit la maturité artistique, passe quelques mois dans une école d'art en Angleterre puis à l'Institut d'études politiques à Paris avant de décrocher une place de stage à Genève Home Information. La chance lui permet de convaincre son pa­ tron de l'envoyer plus loin que le Grand Sacconex, elle se souvient d'avoir plongé avec Piccard - c'était Jacques, et en sous-marin - et de s'être débrouillée pour pou­ voir aller en Roumanie. La fibre du reportage lointain est déjà formée, mais elle de­ vra patienter un bon moment pour la faire vibrer : trois ans à la rubrique nationale de la Suisse, essentiellement à l'édition. Elle se souvient - ses camarades aussi se sou­ viennent - qu'elle râlait beaucoup. Mais elle reconnaît aujourd'hui de bonne grâce que ce fut une expérience formatrice.
En fait, Béa rêvait d'horizons plus lointains que la Berne fédérale et même le lac de Constance. Quant la Suisse se meurt - le journal - elle abandonne la Suisse pour Moscou. En tant que journaliste libre. Sans mandant. Et elle ose encore parler de chance.
Pourquoi la Russie ? Parce que, sans savoir pourquoi, elle a toujours eu envie d'y aller voir. Et savez-vous ce qui a été le déclic ? Joseph Kessel et un füm ;, Les yeux noirs, de Mikhaïlkov. Car Béa, derrière son intransigeance, est une grande romanti­ que. La Russie l'a séduite, même si elle n'y a pas retrouvé tout à fait comme dans les Yeux noirs les Tsiganes traversant les steppes sur leurs charrettes.   Elle travaille en Russie près de deux ans, court le pays, aussi souvent que possible loin de Mos­ cou, et découvre, déjà, la guerre en Tchétchénie. Nous sommes en 93-95.
95, départ pour Hong-Kong. Pourquoi Hong-Kong ? Parce qu'elle veut voir de plus près une autre forme de communisme, le chinois après le soviétique et ses vestiges, et qu'il est presque impossible de résider en Chine populaire comme journaliste libre. Elle est donc une abonnée du passage de la frontière. Après deux ans et demi de reportages chinois, elle débarque à l'Hebdo.
Pas tout de suite à la rubrique Monde ; je ne vais pas vous raconter tout ce qu'elle a fait à l'Hebdo, mais ce pour quoi les Amis de Jean Dumur lui décernent leur prix nu­ méro 13. Voyez-vous,  la chance de Béa est insolente. Elle lui donne non seulement une rédactrice en chef qui lui permet de multiplier les reportages ; la chance lui donne aussi le courage - sans doute un peu inconscient - et la volonté - tout à fait obstinée - de partir, partir et repartir encore. Toujours pour aller voir comment les choses se passent vraiment. Ce qui arrive vraiment aux gens, surtout aux gens ordi­ naires. Ce qu'il y a derrière les chiffres, derrière les images qui deviennent si vite cli­ chés, derrière les idées reçues, derrière les théories admises.
Cette chance-là donne ainsi, rien que de février à octobre 1999, une petite dizaine
de reportages sur le Kosovo, sans parler du Kurdistan, de la Turquie, de Ceuta; dans des conditions qui n'ont rien du voyage de presse sous escorte officielle. Bea Guelpa a un culot d'enfer déguisé en apparente naïveté. Elle ose, c'est tout.
Ce qu'elle ose d'abord, c'est suivre son intuition. Ce qui la met sur la piste d'enquêtes comme celle qui nous a secoués en janvier dernier, sur le renvoi forcé par la Suisse des Africains en Côte d'ivoire ou sur ce que cache la famine en Ethio­ pie, dont il sera question dans un instant
Vous pourrez essayer tout à l'heure à l'apéro, car j'ai bientôt fini, de la faire parler d'elle. Elle vous dira qu'elle a beaucoup de chance et aussi que la seule chose qui lui paraisse avoir un sens, pour elle dans ce métier, c'est d'être l'œil et l'oreille des gens qui ont suivi d'autres trajectoires et ne peuvent pas aller voir par eux-mêmes.
Par exemple ses parents, m'a-t-elle dit. Pour remplir cette fonction d'œil et d'oreille, il faut bien prendre tous les risques pour plonger dans situations les plus confuses afin de rencontrer les vraies gens. Si on ne le fait pas, on rapporte des informations faussées à force d'être simplifiées. « La réalité, dit-elle, est toujours autre que ce qu'on croyait en partant, c'est toujours différent, plus nuancé en tout cas. »  Il faut à Béa le contact individuel, la réalité personnelle, de première main, des gens pris
dans le maelstrom de !'Histoire. Le grand H de !'Histoire ne doit pas faire oublier qu'elle se fait à partir de myriades de petits destins et qu'il est hasardeux de généra­ liser et de théoriser de loin.
Encore faut-il parvenir à faire parler ces gens, pris dans leur drame. Comment fait­ elle ? Béa ouvre de grands yeux et ne sait pas. Mais il suffit de lui parler pour sentir comment elle met les gens en confiance, pourquoi ils ont envie de se raconter à elle. A mon avis, c'est parce qu'elle écoute sincèrement, parce qu'elle s'intéresse authen­ tiquement à eux pour ce qu'ils sont et non pour plaquer sur eux une opinion pré­ conçue. En essayant de lui tirer les vers du nez, hier matin, j'ai été assez surpris.
Savez-vous quel sujet lui est paru les plus difficile, celui qui lui a demandé de donner le plus ? L'interview de Tonino Benaquista, l'auteur de polars. Parce qu'il voulait qu'elle s'engage sur ses livres, défende des idées et des opinions. Alors que la mé­ thode Guelpa - elle va détester l'expression - alors que la méthode Guelpa c'est l'écoute ouverte, la technique de l'éponge. La phase de la critique, la mise en pers­ pective, la construction du puzzle avec les différents témoignages vient après, lors­ que l'éponge est bien imprégnée.
 Pour avoir un nouvel échantillon de la méthode Guelpa, lisez l'Hebdo de jeudi pro­ chain. Béa va me détester encore une fois, parce qu'elle ne peut pas avoir déjà rédi­ gé le reportage qu'elle ramène d'Ethiopie. Elle m'a raconté hier en arrivant que la ré­ alité là-bas n'a rien à voir avec ce que nous pensons savoir. Elle est partie parce que quelque chose ne jouait pas dans une photo qui a fait le tour du monde, une mère
montrant son enfant mourant de malnutrition, alors qu'autour il y avait des gosses en train de jouer , apparemment en bonne santé.
Béa revient d'Ethiopie pleine d'interrogations. Car il y a là-bas, en effet, une terrible famine, mais ce n'est pas une famine pour tous - seule une catégorie de la popula­ tion se meurt. Il y a là-bas des opérations de secours, mais les mesures et remèdes que l'Occident croit adaptés ne le sont pas ; les secours ne sont pas toujours adé­ quats, les motivations sont parfois tordues. Bref, le modèle simple que nous avons tous en tête est justement  beaucoup trop simple. Comment faire comprendre ce qui se passe, ce qu'il faut faire, sans provoquer le rejet ? Par petites touches, témoigna­ ges, récits, entretiens, observations, Bea va s'efforcer de nous offrir une image res­ semblante, une compréhension fine des situations dans lesquelles elle s'est plon­ gée.
Et tant pis pour les schémas, tant pis pour le politiquement correct, tant pis pour ce qu'on aimerait penser afin que le monde soit facile à comprendre.
« Je ne me fais aucune illusion, je ne vais pas changer le monde, » dit-elle. Mais elle continue d'être non seulement les yeux et les oreilles des lecteurs face aux injustices et aux drames, proches et lointains, elle est tout autant la voix de ceux qui sont pris dans ces tourbillons. Et dans cette détermination, dans cette intransigeance, dans ce courage physique et moral, nous retrouvons les valeurs d'un homme qu'elle n'a pas connu - puisqu'elle aura 34 ans dans un mois - nous retrouvons les valeurs que dé­ fendait Jean Dumur.
L'Association des Amis de Jean Dumur est heureuse de remettre. son prix à une re­ porter sans frontière et sans peur.